Retardé par la crise sanitaire, le lancement des négociations commerciales 2022 s’est déroulé dans un climat de tensions extrêmes, dans un environnement inflationniste où les demandes des industriels et des distributeurs n’ont jamais été aussi éloignées.
Points de Vente: Comment l’inflation est venue jouer les trouble-fêtes dans les négociations commerciales ?
Richard Panquiault: L’inflation des coûts date depuis plus d’un an et a démarré très fort en 2021. Entre mai et septembre, un quart des adhérents sont revenus avec de nouvelles demandes de hausses tarifaires, d’abord parce que celles-ci n’avaient pas été passées en mars, ensuite du fait de l’inflation et de la hausse des coûts. Le phénomène s’est, depuis, accéléré. La particularité du moment c’est que, pas une seule fois par le passé, on a eu une telle inflation sur l’ensemble des postes de dépenses – plastique, emballage, carton, transport, fret, fer, essence, matières premières agricoles – à laquelle se sont conjuguées une pénurie d’offres, des mauvaises récoltes, une hausse de la demande en énergie… Tout augmente à deux chiffres et ne fait que s’accélérer. En face de cela, nous restions en déflation sur les prix. Il y a, par conséquent, un hiatus entre l’amont des coûts de production et l’aval de la consommation, ce qui est un phénomène très français. Sauf que l’équilibre n’est plus tenable et la profession est en train de craquer.
PDV: En quoi consiste cette “exception française” ?
RP: Comme l’explique le professeur Philippe Chalmin, la France souffre d’un manque d’élasticité des prix à la consommation, qui ne sont absolument pas représentatifs des variations de prix en amont. Là où les autres pays européens répercutent ces coûts, à la baisse comme à la hausse, les distributeurs français font blocus. Résultat, il n’y a jamais eu aussi peu d’accords signés sur des négociations en cours. Au 1er février, nous en comptions 15 % alors que la norme est de 45 %. La FCD, de son côté, annonçait moins de 20 % d’accords signés. Par ailleurs, je n’ai jamais vu un tel écart – jusqu’à 5 à 6 points – entre les demandes formulées par les industriels et celles des distributeurs. C’est très inquiétant car les contrats qui n’ont pas été signés reposent sur un écart abyssal de positions entre les demandes respectives.
PDV: Que demandent les industriels dans le cadre des négociations ?
RP: Nous sommes arrivés cette année avec des demandes de tarifs beaucoup plus élevées que par le passé parce que la hausse de l’ensemble de nos coûts n’a jamais été aussi forte et parce que nos marges ont été largement érodées dans la mesure où depuis 8 ans, année après année, nous vendons à des prix plus faibles au distributeurs. Cela se traduit par des prix de cession en baisse de 0,5 % à 1,5 % et de la déflation tous les ans. Si bien qu’aujourd’hui, au lieu de demander, comme chaque année, une revalorisation de nos tarifs à hauteur de 2 % ou 3 %, nous réclamons des hausses de 6 % à 6,5 %, sachant que ces augmentations ne suffiraient même pas à couvrir la hausse des coûts supportés par les industriels. Pour cela, il aurait fallu demander de 8,5 % à 12 % en moyenne ! Les industriels n’ont pas de marge de manœuvre et supportent une grande partie des hausses. En face, ils sont confrontés à des distributeurs tétanisés par la réaction des consommateurs et qui ne savent même plus ce que c’est que l’inflation…
PDV: La loi EGALIM, manifestement, n’a pas amélioré les choses…
RP: Sans elle, les choses seraient probablement pires. Cette loi n’a pas eu de chance, elle a subi un mauvais alignement des planètes. Les deux tiers de la hausse des coûts n’ont rien à voir avec les matières premières agricoles et sont induites, pour près de 50 %, par l’emballage, 10 % par le transport et 10 % par l’énergie. Ce qui est dramatique, c’est que les distributeurs font des péréquations et raisonnent à contrario, en excluant du champ de la négociation tout ce qui ne relève pas de la matière première agricole sur laquelle porte la loi. Il y a un caractère fictif à dire que le reste ne compte pas.
Afin d’assurer des négociations de bonne foi, nous pensons que l’intervention du nouveau Médiateur des Relations commerciales Agricoles, Thierry Dahan peut être décisive. Il va avoir du travail car nous nous trouvons dans une telle situation de blocage qu’il sera saisi par de nombreux industriels et distributeurs. Les distributeurs ont sciemment décidé d’interpréter la loi EGALIM 2 à leur avantage, sans si tenir compte de la hausse des coûts de production dans leur globalité. Nous comptons sur lui pour faire prévaloir le bon sens et l’esprit de la loi.
PDV: Pourquoi faire appel à ce médiateur ?
RP: Parce que les distributeurs n’ont pas forcément intérêt à trouver un accord avec leurs fournisseurs et peuvent préférer jouer la montre. De fait, si les deux parties ne s’accordent pas au 1er mars, cela débouchera sur un constat de désaccord et la rupture des relations commerciales. Les industriels qui travaillent avec ces enseignes depuis des années, devront alors respecter un préavis de 6 à 9 mois au moins. La position d’attente de certains distributeurs est donc délibérée car pendant cette période de préavis, ils espèrent pouvoir continuer à les anciens tarifs jusqu’à la renégociation éventuelle de l’accord. Cette situation serait catastrophique pour les industriels qui ont des engagements vis-à-vis du monde agricole et ne pourront les tenir si aucune revalorisation n’est prise en compte. Pour cette raison les fournisseurs ont intérêt, très vite, à solliciter le médiateur pour sortir de l’impasse.
PDV: N’existe-t-il pas de solution législative ?
RP: Il n’y a pas de martingale. La question de fond, c’est : est-ce qu’à force de trop légiférer, on incite les acteurs économiques à chercher des moyens de contourner la loi ? Ou est-ce que l’on gagnerait à moins légiférer du fait du caractère atypique du marché français. J’ai tendance à privilégier la première option. Les sujets de négociations en France ne le sont pas à l’étranger où le pragmatisme prévaut. Tant que nous n’aurons pas atteint le même niveau de maturité dans les relations commerciales, nous aurons besoin de textes contraignants pour nous y amener. Le secteur de la grande distribution est à 50 % dominé par des indépendants, non cotés en Bourse et qui ont fait du prix leur vecteur numéro un de développement. Ce qui explique pourquoi la notion de prix est archi-dominantes dans l’équation des distributeurs français. En France, la seule chose qui compte, c’est acheter et vendre moins cher. Or, le coût de la transition écologique, la conversion au bio, la montée en gamme : tout cela a un coût et doit pouvoir se refléter, dans le prix en magasin. Cela passera, bien sûr, par de la pédagogie auprès des consommateurs. Il y a un vrai déficit de communication de la part des distributeurs comme des industriels sur le sujet.
PDV: Les consommateurs seraient-il prêts à payer plus cher ?
RP: Evidemment, personne ne peut négliger les questions de pouvoir d’achat. Mais tous les ans, les panélistes opèrent une mesure de valorisation sur les produits commercialisés dans la grande distribution en France. Selon cet outil, il s’avère que la montée en gamme des produits représente entre 1 et 1,5 Mds € dépensés par an par les consommateurs pour composer un panier d’achat plus ”premium”. Si le prix affiché sur les étiquettes baisse depuis 2008 (à l’exception de 2019 et la mise en œuvre de la majoration du seuil de revente à perte imposant une marge minimum de 10 % sur l’alimentaire), en revanche, la valorisation du panier d’achat augmente, par le passage d’un 1er prix à une MDD premium, par exemple, ou d’une MDD à une marque nationale. Ce constat traduit l’attente d’une plus grande qualité et d’innovation, de la part des consommateurs. Parce que les Français ont une relation particulière avec la nourriture, ils sont prêts, oui, à mettre plus cher pour des produits de meilleure qualité.
PDV: Quelles sont vos prévisions pour 2022 ?
RP: Je suis sincèrement inquiet car je vois des positions extraordinairement éloignées, une marge de manœuvre proche de zéro pour les industriels et un niveau d’écoute très faible doublé de demandes totalement déraisonnables de la part des enseignes. Je ne vois pas beaucoup de solutions pour sortir de ce conflit si ce n’est l’action bénéfique du médiateur. En outre, j’en appelle au gouvernement, dans le cadre du comité de suivi avec les ministres de l’Agriculture et de l’Economie, de continuer à rappeler l’intention du législateur en matière de bonne foi dans les relations commerciales. Enfin, il faudra à l’avenir également arrêter de morceler les textes et repartir sur une convention unique, qui traiterait de la même façon l’alimentaire et le non alimentaire, les coûts agricoles et les autres. On le voit bien, tout ce qui n’est pas protégé par la loi est fracassé. Si l’encadrement des promotions en alimentaire par exemple se transforme en loi, il faudra que celle-ci adopte une approche holistique en intégrant le DPH et évitant, ainsi, les effets de bord.