La voie 2.0 de l’innovation

Il fallait y penser à la théière avec un minuteur pour paramétrer le temps d’infusion. Ou au doseur qui pèse des aliments avec la poussée d’Archimède. Les internautes l’ont fait. Ces produits, inventés par des amateurs, sont sur le point d’être commercialisés par les magasins Auchan. Ce résultat est le fruit du partenariat entre l’enseigne et la plateforme collaborative américaine Quirky signé en décembre2012. Plus de 500 idées ont été déposées et soumises aux votes de la communauté, tandis que les hypermarchés ont organisé des animations en magasin pour associer les collaborateurs et les clients à la sélection des articles. Cette initiative renverse la stratégie d’innovation du distributeur pour se tourner directement vers le consommateur. Et marque l’avènement de la cocréation. L’apparition de Wikipédia en 2001, dans sa version française, a posé la première brique. Puis, en 2006, sous la plume du journaliste Jeff Howe, le terme crowdsourcing, littéralement approvisionnement par la foule, est né. “C’est un modèle calqué sur le schéma anglo-saxon. Depuis deux ans, nous constatons que le marketing participatif se manifeste plus fortement en France”, observe Alexandra Marmoux, responsable communication de l’agence de communication participative Creads. C’est encore une tendance émergente, d’abord destinée aux startups et aux PME qui prennent plus de risques à tester de nouveaux modèles pour réussir le lancement de leurs produits. Et qui sont aussi moins frileuses à l’idée d’ouvrir leur communication à une communauté. Mais les grands comptes commencent à emboîter le pas à Auchan. Carrefour, à l’occasion de ses 50 ans, a mis en ligne la plateforme “Et si j’étais Carrefour?” où l’internaute dépose une idée pour améliorer les services de l’enseigne. Si elle récolte un nombre de votes suffisants, alors des experts évaluent sa faisabilité avant de la mettre en place. “C’vous”, de Casino, a les mêmes objectifs. “Faire appel à ses clients sous cette forme est novateur en GMS. Cela renforce le lien avec le consommateur qui a une image plus proche, chaleureuse et démocratique”, reconnaît Ronan Divard, auteur du livre Le marketing 2.0. Cet élan s’inscrit dans la mouvance du “co”: covoiture, cofinancement, coparticipation. “Les marques se rendent compte que les internautes sont prêts à investir sur des projets qu’ils leur ressemblent via le crowdfunding. Du coup, les directions marketing découvrent ce phénomène et souhaitent, à leur tour, cocréer avec leurs clients”, estime Alexandra Marmoux. À condition de rester maître de l’opération. Et d’avoir le dernier mot.Pouvoir sur mesureCar le marketing participatif a aussi des limites à ne pas dépasser face à la multiplicité des opérations. À l’ère du 2.0, le consommateur peut collaborer à tous les niveaux de la mécanique R&D: en aval, en amont, lors de la conception des produits ou des services, ou bien de leur lancement. “Le consommateur est sans cesse sollicité pour donner son avis dans l’intention de faire évoluer le prototype en accord avec ses attentes et ses besoins. Sans Internet, ce serait difficile à concevoir”, souligne Ronan Divard. Voter pour le parfum de la prochaine Danette. Designer le futur packaging de Tic Tac. Envoyer ses selfies pour devenir la nouvelle égérie de Alcatel One Touch. Les demandes prolifèrent sur les réseaux sociaux. Mais peut-on tout demander à sa communauté? “C’est à l’entreprise de trouver l’échelle de participation qu’elle souhaite mettre en place. Et il y a aussi différents niveaux d’engagement, semblables à la pyramide de Maslow”, explique Alexandra Marmoux. Avec, au premier niveau, la consommation, au second, les commentaires (like, tweet, avis, partages, blogs), au troisième, la cocréation et, au niveau suprême, ce sont les internautes qui prennent part à l’évolution de la marque. “Mais quand une entreprise donne le pouvoir au consommateur, elle ne sait pas ce qu’il va en faire”, alerte Ronan Divard. Des flops existent. Mais se font rares. Monopoly étant le cas d’école. L’entreprise a lancé un concours sur son site pour créer une édition du célèbre jeu qui soit basée sur les villes de France. C’est la commune de Montcuq qui a fait l’unanimité sur les réseaux sociaux. Mais la marque a préféré supprimer la ville de son classement, suscitant la colère des internautes dont certains ont appelé au boycott. En omettant les règles du marketing participatif fondées sur l’écoute, le dialogue et la transparence, une entreprise peut ternir son image. “La cocréation n’est un atout que si elle est encadrée par la marque. Il faut donc adapter sa campagne participative en fonction des compétences de chacun”, conseille Alexandra Marmoux. Cela signifie, connaître sa cible, ses attentes et ses besoins. Ce qui implique l’analyse des données personnelles de l’internaute. Car la récolte des informations sur le profil, les goûts et les habitudes de consommation du participant est un avantage. Puis, grâce aux résultats d’une campagne participative, de nouvelles données sont créées. Par exemple, lorsqu’une marque décide de lancer un appel à projet pour réaliser son prochain spot publicitaire, elle recevra un large choix de vidéos, dont la plupart seront inexploitables, mais elle saura quelle image elle renvoie auprès de l’internaute. “Le crowdsourcing s’apparente à un panel test géant où il est possible d’avoir des insights sur ce que la cible aime ou convoite”, ajoute la responsable communication de Creads. Bénéfices à double tranchantEn plus d’alimenter sa base de données, avoir recours au marketing participatif est un gain de temps en termes d’innovation. En effet, la fabrication d’un produit est plus rapide par rapport au cheminement classique des services R&D de l’entreprise. Il permet de réduire les durées de mise en œuvre et le nombre d’épreuves expérimentales avant la commercialisation. Sur le site de Quirky, dès que 1?000 prototypes sont prévendus, la production à grande échelle est lancée. Moins de 3?mois après, les produits sont commercialisés à la fois sur Quirky.com et ses partenaires comme Amazon et dans les principaux réseaux de distribution américains (Target, Bed bath & beyond, etc.). Sans oublier les réductions de coûts par rapport aux réalisations d’études qualitatives. “En revanche, une opération de cocréation se relaie comme une campagne traditionnelle avec toute la phase de médiatisation pour interpeller le consommateur, devenu omnicanal”, rappelle Alexandra Marmoux. Autre frein au marketing participatif: la qualité des contenus. “Le consommateur n’est ni expert, ni un créatif dans l’âme, à moins d’être un semi-pro. Mais surtout, il est extérieur à l’entreprise car il n’est pas imprégné de ses valeurs, de sa culture et de ses objectifs de croissance”, tempère Souheila Kaabachi, enseignant-chercheur à l’European Business School Paris. Lorsque les contributions ne correspondent pas aux attentes de la marque ou de l’enseigne, les services marketing sont contraints de l’améliorer. Donc, ce contretemps génère des coûts supplémentaires. Sans pour autant pouvoir mesurer le taux d’engagement auprès de sa cible. Car comment être sûr de s’adresser à ses clients? “Il ne faut pas oublier que le participant est, avant tout, un opportuniste. Certains peuvent truquer les résultats sur les réseaux sociaux en se créant des faux comptes pour remporter le gain”, dénonce Souheila Kaabachi. Et comment générer, ou du moins, évaluer le retour sur investissement? L’image de la marque compte, mais son objectif premier est de réaliser des bénéfices. En définitive, savoir si le fan Facebook est un client final reste une priorité parfois difficile à atteindre, même si les réseaux sociaux sont devenus des médias à part entière. “Nous avons un modèle économétrique qui nous permet de définir le ROI de chacune de nos actions sur les réseaux sociaux, affirme Aline Bonnet responsable média d’Orangina Schweppes. Mais quand une entreprise ouvre une page Facebook, ou lance une campagne de marketing participatif, il faut qu’elle soit patiente et qu’elle pense à la progression à moyen terme”. L’étude Forrester “The Facebook Factor” indique qu’un fan Coca-Cola sur Facebook effectue 8 fois plus d’achats sur l’année. “Grâce au marketing participatif et aux outils numériques de communication, l’internaute n’hésite plus à prendre la parole. Il entend ainsi faire des choix de consommation et les partager. Donc en devenant fan d’une marque et en cocréant avec elle, il a l’impression d’être plus actif dans son mode de consommation”, explique Alexandra Marmoux. Impliquer ses internautes porte ses fruits. En échange, eux aussi, attendent un retour sur leur investissement personnel.Flou juridiqueLa dotation doit être à la hauteur de la contribution de l’inventeur. Surtout si son projet rencontre un succès commercial. En ce qui concerne Quirky, lorsque le produit fini est mis en vente, 40% des bénéfices sont reversés à toute la communauté et répartis en fonction de l’implication de chacun: 30% reviennent à l’inventeur et 10% sont partagés entre les membres ayant participé “de près ou de loin” au développement du produit. Ces pourcentages sont-ils néanmoins suffisants par rapport aux bénéfices de la plateforme? Lorsque les contenus sont exploités par la marque, la rétribution est-elle proportionnelle aux économies réalisées, notamment parce qu’il n’y a pas eu l’intervention d’une agence de publicité? “Dans certains cas, elle reste dérisoire, regrette Souheila Kaabachi. Certaines marques font tout de même preuve de reconnaissance, comme Lego. Sur la plateforme CUUSOO, les internautes soumettent leurs projets pour créer de nouveaux objets. Ceux qui reçoivent 10?000 votes sont exécutés par l’entreprise. Elle reverse ensuite 1% net sur les ventes au porteur d’idée. Mais que risque le consommateur en cas d’infraction avec la marque? Comment peut-il faire face aux enseignes s’il n’obtient pas son dû? Aucune réglementation juridique n’encadre la cocréation. Y compris sur le droit à la propriété intellectuelle. “Chacun est libre de faire ce qu’il veut, ce qui est parfois dommageable pour l’image des marques”, reconnaît Alexandra Marmoux. Elles se protègent derrière les CGU (conditions générales d’utilisation), rédigées avec un huissier, pour exposer les recours possibles et son degré de responsabilité en cas de litige. “Pour le concours photo de Caprice des Dieux au moment de la Saint-Valentin, des couples doivent se prendre en photo. Les deux élus remportent un voyage. Nous avons ajouté une mention dans le règlement où l’ensemble des participants sont amenés à céder leur droit à la marque. Parfois, il arrive que ce soit uniquement le gagnant”, témoigne Alexandra Marmoux. À titre gracieux et exclusif. “Est-ce que le consommateur va lire le règlement?, s’interroge Souheila Kaabachi. Il le devrait, car il est le seul à jouer un rôle clé pour la mise en place d’un cadre législatif. Mais à l’heure actuelle, ce n’est pas une priorité pour le B to C, car les enjeux ne sont pas aussi impliquants financièrement que le crowdfunding, par exemple, qui a été réformé, en février dernier, par le ministère du Redressement productif. Si ce manquement freine encore certaines entreprises à mener des campagnes de cocréation auprès du public, elles n’hésitent pas à faire du crowdsourcing B to B. Ouverture d’esprit À l’instar de Dell, Heineken a ouvert en 2012 sa plateforme d’entreprise Ideas Brewery, pour recueillir les idées de participants, externes et internes, autour de thématiques liées au secteur de la bière. Elle est accessible depuis 19 pays. “L’avantage de la cocréation au sein d’une entreprise est de renforcer l’esprit corporate. Redonner la parole aux salariés permet de le revaloriser dans sa fonction, puis en tant qu’humain”, considère Alexandra Marmoux. C’est aussi l’occasion de rendre moins étanche la communication entre chaque service pour se réunir autour d’un projet commun. Cette démarche nécessite une formation du personnel aux utilisations des TIC et l’élaboration d’une charte, en interne, pour cadrer le processus de création. “Avec le crowdsourcing, l’entreprise doit être capable de perdre le contrôle absolu sur sa marque pour être à l’écoute de ses clients et de ses collaborateurs. Nous ne vivons pas dans un vase clos”, martèle Aline Bonnet, responsable média d’Orangina-Schweppes. Le travail collaboratif peut prendre une forme virtuelle, que ce soit à travers les réseaux sociaux, les applications mobiles, les plateformes dédiées, ou physiques avec, notamment, le développement des FabLabs pour inventer et créer un prototype à l’aide des outils numériques. “Ces nouvelles tendances vont se démocratiser, atteste Marion Hurbain, responsable du projet Neoshop, boutique dédiée au lancement de prototypes. Aujourd’hui, nous commençons à imaginer d’autres pratiques entrepreneuriales grâce à la technologie et aux nouveaux équipements”. Plus qu’un levier financier, la cocréation devient une arme concurrentielle qui modifie le fonctionnement de l’entreprise et son business model. Pour la conduire vers l’innovation ouverte, en phase avec notre évolution sociétale. Crowdsourcing Un marché porteur 1?million de dollars. C’est le butin versé aux contributeurs des plateformes de crowdsourcing américaines en 2011, selon une étude réalisée par Econocom, société de services numériques. Le nombre de participants a augmenté de 100% entre 2010 et 2011. Et 77% d’entre eux travaillent pour un réseau de crowdsourcing en complément de leur activité professionnelle principale. L’étude révèle que le marché de crowdsourcing aura généré des investissements en capital-risque proches de 300 M$ en 2011 aux États-Unis. Le chiffre d’affaires global des sociétés sur le marché du crowdsourcing affiche une hausse de 75% en un an, dans 3 secteurs principaux: les services Internet, les médias et le divertissement, et les technologies. Innovation collaborative Les entreprises favorables Selon une étude réalisée en octobre 2012 par l’Inpi (Institut national de la propriété industrielle), les projets collaboratifs représentent, aujourd’hui, entre 0% et 25% des dépenses totales de R&D dans les entreprises. Pour 26%, ces dépenses sont comprises entre 25% et 50% du budget global de R&D. Et 45% prévoient d’atteindre ce niveau d’investissement dans les cinq années à venir. L’institut révèle que 52% des entreprises interrogées mènent des projets en partenariat avec des universités, 36% avec des organismes publics et 36% dans le cadre des pôles de compétitivité. Concernant la propriété intellectuelle, 63% des sondés la considèrent comme un levier pour l’innovation collaborative. De leur point de vue, une gestion efficace permet de créer de la valeur par une exploitation optimale des droits de propriété issus de la recherche, d’identifier de nouveaux partenaires par une analyse des brevets déposés, de renforcer la confiance entre les partenaires et de mieux se protéger sur des marchés compétitifs en développant une force de dissuasion. Trois questions à Souheila Kaabachi, enseignant-chercheur en marketing à l’European Business School Paris Le consommateur devient-il cobaye ? • Le succès des campagnes de marketing participatives témoignent-elles de la perte de confiance des consommateurs envers les marques? Au contraire, la confiance vient après. Grâce au web 2.0, le consommateur est devenu un producteur et un diffuseur d’informations. Il échange et partage son expérience de marque avec les internautes, qu’elle soit positive ou négative. L’évolution technologique de son environnement influence aussi son comportement à l’égard des marques. Il montre qu’il est multi compétent, qu’il n’a plus seulement des besoins fonctionnels, mais affectifs. Donc qu’il doit être écouté. Si l’entreprise fait preuve de transparence et montre à son consommateur qu’elle est prête à dialoguer avec lui, alors les enseignes et les marques augmentent leur taux de confiance envers leur cible. Si, au contraire, elles ne prennent pas en compte le consommateur en tant qu’individu avec tout ce qui anime sa personnalité, alors l’internaute va moins avoir confiance. Plus grave encore, il va ternir l’image de la marque sur la toile. • Quel est le sentiment du consommateur dans cette relation collaborative avec la marque? Il peut se sentir exploité, soit financièrement, soit par le caractère intrusif du marketing participatif. Et ce n’est pas prêt de s’arrêter car il existe deux tendances émergentes dans les stratégies des entreprises. D’abord le marketing expérientiel qui suscite l’émotion en jouant sur les sens. Les marques font alors davantage attention au vécu du consommateur dans son acte d’achat qu’à la fonction utilitaire de leur produit. Et la seconde stratégie, c’est le neuromarketing. Il consiste à utiliser les neurosciences, via un IRM, pour retrouver le “bouton d’achat” sur lequel les marques doivent appuyer pour inciter le consommateur à acheter un produit. Cela suscite un débat: sommes-nous face à des révolutions marketing ou est-ce un moyen de piéger le consommateur pour en faire un cobaye? Aujourd’hui, le marketing évolue d’une manière considérable. Nous sommes dans le domaine du médical, avec le recueil de données, parfois à son insu, sur le profil et le comportement des consommateurs qui sont nécessaires pour mettre en place une opération participative. • Le marketing participatif va-t-il devenir un standard de l’innovation pour les marques? Est-ce qu’élire le parfum d’un yaourt permet d’augmenter les ventes du produit? Est-ce que le marketing participatif réduit les coûts de communication? Et de R&D? Si le lien de cause à effet entre les opérations collaboratives et l’augmentation du chiffre d’affaires des marques sont avérés, alors les entreprises seront plus nombreuses à mettre en place ce type de campagnes. Mais pour le moment, ces questions restent en suspens, car nous manquons d’indicateurs financiers.