Avec la signature de la Charte pour une représentation mixte des jouets, les acteurs de la filière s’engagent à lutter contre les stéréotypes de genre. Une démarche qui s’applique de la conception des produits, à la publicité en passant par la catégorisation en rayon.
Dans les allées, des univers genrés. L’injonction est claire : ici, achetez des jouets “pour les filles”, là “pour les garçons”. Certains distributeurs allaient même jusqu’à caricaturer la caricature en précisant “je suis une princesse” ou “je suis un héros”. Zoom dans les rayons. Sur les packagings, des garçons représentés pour les jeux scientifiques, des filles
pour les activités créatives et les jeux d’imitation – comprendre les tâches ménagères – avec, parfois, des invitations du type : “pour faire comme maman”. Aux garçons l’exploration, les héros, le bricolage, les voitures, la découverte scientifique ou jouer au médecin. Aux filles, les princesses, le maquillage, le repassage, le pouponnage, les perles, les licornes ou les déguisements d’infirmière. Même si les lignes bougent, dès le plus jeune âge, les enfants restent confrontés à des stéréotypes insidieux. “Particulièrement dans les 1 000 premiers jours de leur vie, c’est par le jeu et les jouets que les enfants découvrent le monde et construisent leurs repères. C’est dès cette période que l’on doit lutter contre les stéréotypes attribuant aux filles et aux garçons des rôles différents, et combattre les biais inconscients qui se répercutent sur la mixité professionnelle plus tard”, déclare Adrien Taquet, secrétaire d’Etat auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé.
Déconstruire les stéréotypes
Un pas essentiel vient d’être franchi vers la déconstruction de stéréotypes de genre. En septembre dernier une Charte d’engagements volontaires pour une représentation mixte des jouets a été signée sous l’égide du ministère de l’Économie
par le CSA, L’union des Annonceurs, la Fédération des Jouets-Puériculture (FJP), la FCD et des associations comme Women in Toys ou Pépite Sexiste. Elle vise à promouvoir la mixité entre filles et garçons dans la création, la distribution et la promotion des jouets et, plus largement, à lutter contre les préjugés de genre, les stéréotypes et les biais inconscients, notamment afin de faire progresser la présence des femmes dans la science. La charte liste, ainsi, 34 engagements volontaires portant sur l’ensemble des aspects de la vie du jouet, de la conception à la mise en rayon, en passant par la publicité. Ces engagements consistent, notamment, à développer des jouets ne véhiculant pas de stéréotypes discriminants, promouvoir les jeux scientifiques et des présentations neutres ou mixtes. Les signataires se sont, aussi, entendus pour supprimer la catégorisation “jouets filles” et “jouets garçons” dans les catalogues imprimés ou en ligne. De leur côté, les distributeurs se sont engagés à faire disparaître les univers “filles” et “garçons” à partir de 2020, afin d’éviter les stéréotypes de genre,
explicites ou implicites, notamment les codes-couleurs et les indices de cloisonnement entre filles et garçons (les héros, les princesses, par exemple). D’autre part, les acteurs devront recourir à une présentation par catégorie de produits ou par type de bénéfice apporté par le jouet.
Laisser le choix aux enfants
Évidemment, certains fabricants et distributeurs n’ont pas attendu la signature de cette charte pour s’engager. Côté catalogue, Système U avait été l’un des précurseurs dès 2014 en proposant une édition non genrée où des garçons jouaient à la poupée et des filles avec des voitures. Des acteurs comme Oxybul et, plus récemment, PicWicToys – enseignes dirigées par deux femmes – sont engagés dans ces représentations mixtes et portent des convictions très fortes. Même des marques comme Barbie, presque l’archétype du jouet genré, évoluent très clairement. Mattel a revu sa copie en proposant des modèles à la plastique moins stéréotypée évoluant dans des univers au-delà de la mode et de la beauté (astronaute, vétérinaire…). Mattel vient, d’ailleurs, de lancer, une nouvelle gamme de poupées non genrées (Creatable World) personnalisables à l’infini.
“Favoriser la mixité, ce n’est pas forcément gommer les différences de genre, mais aller au-delà. Il faut surtout que les enfants se sentent libres d’exprimer leurs envies et libres de faire leurs choix”, souligne Mathilde Dezalys, signataire de la Charte au nom de la FJP et en tant que présidente de l’association Women in Toys qui, depuis plus de 20 ans, regroupe des hommes et des femmes de l’industrie du jouet, de la licence et de l’entertainment pour soutenir la représentation des femmes dans le secteur. Egalement directrice générale de Bandai, elle reconnaît que “ce n’est pas simple. Nous avons tellement bien fait notre travail depuis les 30 dernières années avec notre segmentation par le genre que, du coup, les parents sont encore assez imprégnés de cette notion quand ils achètent. Même les enfants sont influencés très tôt dans les cours d’école ! Nous sommes un peu tous responsables de la situation dont on a hérité”. Chez Bandai, le virage a déjà été pris. Les catalogues sont non genrés. “Du coup, nous sommes revenus à des réflexions beaucoup plus saines sur la valeur du jeu et de la catégorie d’activités auquel il se réfère. Nous revenons à des choses plus logiques par rapport à notre métier : faire jouer les enfants quel que soit leur sexe”, précise-t-elle.
Mixité et inclusion, c’est dans les deux sens
Mathilde Dezalys rappelle, toutefois, que cette mixité et cette inclusion doivent s’effectuer dans les deux sens. Si l’une des ambitions de la charte est de faire face aux enjeux de la désertion des carrières scientifiques par les filles, ce n’est pas le seul. “Pourquoi les garçons n’auraient-ils pas droit de se déguiser en princesse ou de mettre des paillettes dans leurs cheveux ? Il faut casser un peu ces vieilles habitudes et revenir à des choses plus inclusives. Avec, derrière, un véritable enjeu économique : ne pas pénaliser nos industries”, affirme-t-elle. En déconstruisant les stéréotypes, les entreprises devront, ainsi, apprendre à se réorganiser autour de nouveaux modèles. “Dans ce secteur, la segmentation par le genre était une manière d’accroître le gâteau au sens large. Là, il va falloir être plus malin en revenant à des segmentations de marché moins genrées et plus adaptées aux catégories de produits sur lesquelles nous travaillons. Si nous y parvenons, ensemble, avec les distributeurs, nous devrions tous être gagnants”, estime Mathilde Dezalys. En attendant, les entreprises devront composer avec l’évolution des perceptions par les consommateurs. “Nous sommes tous pris entre deux feux, rappelle-t-elle. Nous voulons impulser les tendances mais nous sommes, aussi, sur un marché où le principal frein reste la sentence du consommateur qui, lui, aime de moins en moins qu’on lui dise ce qu’il faut acheter. Cela dit, c’est vraiment une tendance de fond sociétale, et qui va dans le bon sens. Je ne pense pas qu’il y ait de retour en arrière”.
La Grande Récré
Réorganisation pour plus d’inclusivité
De la sélection des jouets à leur conception en marque propre en passant par la redéfinition d’univers non genrés, la formation des vendeurs et un marketing en dehors des stéréotypes, La Grande Récré affirme son positionnement en faveur de tous les enfants. Thierry Morvan, directeur exécutif des Opérations et des Ressources Humaines Ludendo – La Grande Récré, le clame haut et fort : “Quand je dis que l’on aime les gens, on aime tous les gens. Nous respectons toutes les personnes et nous ne nous permettrons jamais de juger qui que ce soit. C’est une
règle de base pour tous les salariés. Nous sommes là pour offrir le meilleur aux enfants. En conséquence, la problématique du genre n’est pas un problème pour la Grande Récré. Nous ne découvrons rien avec les tendances actuelles, pour la bonne et simple raison qu’il y a dix ans, nous avons créé notre marque propre, Tim & Lou, une marque exclusive qui ne fait aucune différence entre les filles et les garçons”. Avec Tim & Lou, le distributeur propose, notamment, des jouets traditionnellement dévolus aux filles. Exemple : avec leurs packagings dans les tons orange, les jouets d’imitation relatifs au ménage mettent en scène filles et garçons en train de passer l’aspirateur, de bricoler, de cuisiner, de jouer à la dînette ou encore de faire les courses. Conscient, que le marché du jouet “revient de loin, il faut se plonger dans les années 60 pour le constater”, Thierry Morvan convient qu’il s’agit, maintenant, d’aller plus loin et mettre en œuvre plus concrètement cette “ouverture d’esprit dans nos magasins et sur notre site Internet”.
Des univers non genrés
Le distributeur avance simultanément sur deux terrains. D’abord celui de la présentation des produits en point de vente où les univers garçons et filles assortis des couleurs bleue et rose ont été supprimés. “Évidemment, si le fournisseur impose son marketing spécifique avec beaucoup de rose, nous ne pouvons l’éviter. Mais nous essayons de casser cette représentation dans le parcours client en construisant de nouveaux univers reliés aux découvertes de l’enfant”, souligne-t-il. Une réorganisation des espaces qui suppose des investissements assez conséquents pour l’enseigne qui a réussi à consentir cet effort dans une période de reconstruction économique, “ce qui prouve que nous sommes conscients de la nécessité de faire évoluer les choses”, ajoute-t-il. Les magasins ont donc innové en signalétique de merchandising (ILV, PLV…), en marketing et en communication. La Grande Récré s’est donc aussi appuyée sur de nouvelles conceptions du message à diffuser. Évidemment, les catalogues sont récemment devenus non genrés. Le site Internet suit le mouvement. La question du genre n’est posée qu’en dernier recours. Les clients adhèrent-ils ? “Je ne sais pas, répond Thierry Morvan. Certains d’entre eux trouvent dommage de ne plus avoir de rayons différenciés. Alors nous leur expliquons”.
Des vendeurs formés aux méthodes inclusives
Une réflexion qui prend racine dès la formation des vendeurs qui ont l’interdiction de demander au client si le jouet est à destination d’une fille ou d’un garçon. “D’ailleurs, nous ne posons jamais de questions fermées, souligne-t-il. Nous préférons demander si l’enfant est plutôt enclin à développer son imagination avec des jeux de construction, des jeux d’imitation, des jeux scientifiques”. Lorsque le client insiste, les vendeurs sont formés à instaurer un dialogue pour comprendre l’enfant et diriger les personnes vers les univers adéquats. Plus globalement, lorsqu’un salarié débute à La Grande Récré, notamment les vendeurs, une semaine d’intégration est prévue au centre opérationnel à Serris. “On ne les forme pas à la vente mais aux valeurs de La Grande Récré qu’ils devront véhiculer aux clients. Une journée est notamment consacrée à l’intervention d’une psychologue de l’enfance et nous distribuons un guide baptisé Jouer, c’est grandir”, explique Thierry Morvan. Le distributeur vient, également d’éditer un guide sur les jeux de construction avec la base line “Grandir… c’est se construire” à disposition des clients dans tous les points de vente : on y montre filles et garçons jouant ensemble, des phrases d’accroche en écriture inclusive (Pour les apprentis(e)s ingénieur(e)s), une injonction mixte en image sur les apprentissages scientifiques et l’avis de “parents conseils”. Prochaine étape : “nous souhaitons développer des jouets pour les enfants en situation de handicap, de façon inclusive, évidemment. Nous y réfléchissons avec La Grande Récré pour l’Enfance, notre association, qui intervient notamment auprès des enfants dans les hôpitaux : le jouet y tient un rôle essentiel afin d’accompagner le parcours de soins”, conclut Thierry Morvan.
Clementoni
Accompagner les changements sociétaux
Engagé de longue date dans la représentation mixte des jouets, le fabricant souligne devoir répondre, aussi, à une logique commerciale. Tout en restant intimement convaincu de la démarche vers plus d’inclusivité. Un paradoxe difficile à gérer. Numéro un des jeux scientifiques en France et en Europe, Clementoni n’a pas attendu la signature, en septembre dernier, de la charte pour la représentation mixte des jouets. Le fabricant italien s’est engagé dans cette démarche dès 2014 avec une boîte de chimie ou encore un produit pour réaliser des mosaïques présentant à la fois un petit garçon et une petite fille. Déjà à l’époque, les catalogues sont non genrés. L’initiative part d’une conviction personnelle de Gaylor Cornuault, responsable marketing & développement de Clementoni en France : “Je pouvais me tromper, mais j’ai présenté mes réflexions aux équipes italiennes qui, à l’époque, suivaient des représentations encore assez genrées sur les packagings. Je leur ai expliqué, qu’enfant, j’aimais aussi faire de la poterie, du moulage, des pompons et que j’étais persuadé que ces activités, à l’époque très orientées vers les filles, pourraient aussi intéresser les garçons, peut-être dans une proportion 70/30, mais que cela valait le coup d’essayer”. La démarche est déclenchée. Très rapidement, Clementoni prend le parti de réaliser des traitements graphiques et des créations mixtes sur ses packagings. “Soit nous avions la place sur la boîte de représenter une fille et un garçon si la thématique nous semblait mixte, soit par manque de place, nous ne mettions en scène aucun enfant, tout en conservant la neutralité de la couleur verte”, ajoute-t-il. Les tests sont concluants. Et la démarche étendue, via l’Italie, aux autres pays.
Inverser la tendance
Pour accompagner cet engagement, Clementoni réalise plusieurs études. “Nous nous sommes rendus dans les écoles où nous avons présenté aux enfants, non pas les packagings, mais les activités, de la pâte à sel aux perles, en passant par la mosaïque ou la poterie. Nous leur avons demandé de noter les activités qu’ils aimaient et de les classer. Nous voulions voir si, nous-mêmes, nous avions des a priori”, raconte Gaylor Cornuault. Des premières analyses, il ressort que les garçons, aussi, apprécient la poterie. Un coffret mixte est alors développé. En revanche, la mosaïque n’est pas de leur goût. D’ailleurs, l’offre mixte Mosaïque de la marque ne se vend pas très bien. “Compte tenu de la faible attirance des garçons pour cette thématique, nous l’avons donc retravaillée avec une approche beaucoup plus féminine. La version genrée se vend désormais très bien”, explique-t-il.
Une logique qui reste commerciale
Le fabricant avoue que l’entreprise se place, forcément, dans une logique commerciale et mercantile. Avec, au centre, les clients. “Il est important de leur montrer que nous sommes une entreprise engagée dans cette démarche et qu’en cela, nous les respectons. En même temps, si un produit trop genré ou, à l’inverse, mixte, ne se vend pas, nous prenons des risques sur les ventes”, précise-t-il. Ainsi, dès que cela est possible, les thématiques sont mixtes. “Mais si, par exemple, nous sentons une réelle préférence des filles sur une activité alors que les garçons sont peu nombreux à s’y intéresser, alors, dans une logique industrielle, nous orienterons plutôt le produit vers une cible fille, ajoute Gaylor Cornuault. L’important, c’est que le raz-de-marée global fasse que tout le monde tende vers cette approche pour faire avancer les choses dans le bon sens”. Si la démarche de segmentation marketing est compréhensible, pourquoi genrer les activités liées aux filles à force de rose, violet et maquillage dans un univers de princesse très “girly” ? Pourquoi ne pas conserver uniquement le modèle de la gamine aux couettes à l’air espiègle (voir le coffret mosaïque en image). “Facile à dire, mais il n’est pas si évident d’effectuer ces changements sans revenir à un packaging mixte ! Si l’on compare les deux versions, l’on s’aperçoit que nombre d’accessoires sont absolument identiques ! Seules la couleur ou les formes de décoration changent et permettent de donner un côté “fille” très (trop ?) typé. Quoi qu’il en soit, les performances de ce produit dans sa version actuelle montre bien que nous répondons à une demande des consommateurs”, répond Gaylor Cornuault qui indique, par ailleurs, qu’un changement d’objet, de moule, de packaging peut rapidement coûter plusieurs dizaines de milliers d’euros et “qu’il convient donc de faire des tests avant de procéder à des changements qui s’avéreraient être une prise de risque. Les industriels peuvent, doivent et devraient déjà faire leur part des choses sur le sujet afin d’impulser ce changement primordial, mais le virage ne peut pas non plus être radical car notre but reste de coller aux attentes des consommateurs qui n’évolueront pas tous aussi vite”. L’entreprise, convaincue, continue à travailler dans ce sens. Ses nouveaux packagings genrés filles présenteront, dès 2020, un graphisme en rupture avec les stéréotypes de princesse si souvent véhiculés.