En plein débat sur la réforme des retraites, la question de l’emploi est au cœur du contrat social. Premier recruteur du secteur privé en CDI, la grande distribution fait aujourd’hui face à une importante pénurie de main-d’œuvre. Faible attractivité, décalage entre les attentes des candidats, de plus en plus portées sur le bien-être et l’équilibre personnel, et les contraintes d’un métier qui tente de se réinventer. Pour redonner du lustre à un secteur mal-aimé, les enseignes s’investissent dans leur marque employeur, mettent en œuvre des processus pour réduire la pénibilité des métiers et, surtout, font évoluer les mentalités. Des efforts qui, à terme, devraient porter leurs fruits… Par Cécile Buffard
Après 21 jours de débats houleux à l’Assemblée nationale, le projet de réforme des retraites a été examiné sur le fond au Sénat jusqu’au dimanche 12 mars à minuit. Depuis février, le climat social reste tendu – le mouvement de grève, le 7 mars dernier a démontré, une nouvelle fois, l’unité syndicale et l’opposition d’une large partie de la population contre ce texte qui relèverait à 64 ans l’âge légal du départ à la retraite pour une majorité d’actifs. Dans ce contexte électrique, et alors que l’inflation se maintient à des taux élevés, impactant le pouvoir d’achat de nombreux Français, la question de l’emploi est au cœur des préoccupations. Selon l’Insee, l’emploi salarié, dans le secteur privé, a gagné 3 000 postes au dernier trimestre 2022, soit une hausse consécutive depuis sept trimestres. L’an dernier, Pôle emploi recense plus de 10 400 offres d’emploi dans la grande distribution, en progression de 1,6 %. Au 4e trimestre 2022, le secteur réclamait 23 510 magasiniers et préparateurs de commande, 16 480 postes de mises en rayon libre-service et 14 700 postes dans la vente en alimentation. C’est peu dire que la grande distribution recrute. Mais attire-t-elle les candidats ?
Mauvaise image du secteur
« Métiers mal rémunérés, avec peu voire pas d’évolution de carrière… Certains métiers de la grande distribution pâtissent d’une image négative alors qu’ils offrent le plus de débouchés. Les métiers que propose le secteur de la grande distribution ne semblent pas à la hauteur pour la nouvelle génération, qui y voit des métiers à l’avenir incertain. Les professionnels du secteur doivent-ils s’inquiéter de ces préjugés qui font fuir les candidats ? », s’interroge le moteur de recherche d’emploi Indeed, dans une étude réalisée en avril 2022 avec Opinionway. Ce document révélait que certains métiers du secteur de la grande distribution peinent à attirer les talents alors même qu’ils sont considérés comme indispensables à la société, durant la crise sanitaire, et injustement sous-estimés. La crise sanitaire et la mise en avant des Invisibles a probablement largement contribué au développement d’un sentiment majoritaire au sein de la population française sur certains métiers dont ceux de la grande distribution. Les actifs français interrogés soulignent très nettement le caractère vital de ces métiers dans leur ensemble : 89 % des sondés considèrent les métiers de la grande distribution comme indispensables à la société.
Forts besoins en main-d’œuvre
Néanmoins, si la grande majorité perçoit et évoque le caractère essentiel des métiers de la grande distribution, ces métiers suscitent un intérêt plutôt mesuré : seulement 44 % des actifs déclarent qu’ils pourraient embrasser une carrière dans ce secteur, sur un total de 32 % d’actifs qui travaillent actuellement ou ont déjà travaillé dans le secteur de la grande distribution. De plus, Indeed note une tension accrue sur certains métiers de la grande distribution : alors que de forts besoins en main-d’œuvre se font sentir avec une hausse de 35 % des offres d’emploi en mars 2022, principalement dans les métiers de la vente de détail (55 %) et du stockage entreposage (43 %), Indeed remarque également une baisse de -22 % à -16 % des clics par annonce relatif à ces métiers. Les métiers du transport et de la logistique s’en sortent mieux avec une hausse de 13 % du taux de clics par annonce.
Les métiers pour lesquels il est le plus difficile de recruter sont aussi ceux qui attirent le moins. L’étude menée par Opinion Way pour Indeed démontrait deux perceptions assez distinctes qui coexistent concernant les métiers de ce secteur : d’un côté des métiers prestigieux, mais saturés et de l’autre des métiers peu valorisés, mais présentant de nombreuses opportunités professionnelles. En effet, les métiers les plus éloignés de la chaîne de production comme la communication, le marketing, les achats, la comptabilité ou encore les ressources humaines, sont identifiés comme prestigieux et jouissent d’une meilleure réputation.
De ce fait, ce sont ces métiers qui attirent le plus les candidats à 47 %, même si la majorité des répondants concernés (56 %) estiment ne pas avoir tout ou partie des compétences requises pour les exercer. Ceux-ci sont davantage associés à l’idée d’une bonne rémunération (37 %), ex aequo avec l’impression qu’ils proposent des évolutions de carrière (37 %). Toutefois, ces métiers sont moins associés que les autres à l’idée de métiers qui recrutent (20 %).
Les métiers de bouche, en entrepôt, les commerciaux fixes ou les commerciaux en rayon sont, à l’inverse, perçus comme offrant de vraies perspectives : ils recrutent pour plus de quatre actifs sur dix. Respectivement à 48 % pour les métiers de bouche, 47 % en entrepôt, 41 % pour les commerciaux en rayon et 39 % pour les commerciaux fixes. Ces métiers pâtissent cependant d’une image sous-valorisée par la société, alors même qu’ils sont perçus comme indispensables. Près d’un actif sur deux les trouve injustement sous-estimés : respectivement, 57 % pour les métiers commerciaux fixes, 51 % pour les métiers d’entreposage, 47 % pour les commerciaux en rayon et 41 % pour les métiers de bouche. Ce sont des métiers perçus comme peu sélectifs (à peine un Français sur dix le considère comme tel) et mal rémunérés (seulement entre 6 % et 13 % ont le sentiment qu’ils permettent de bien gagner sa vie).
Difficile emploi des plus de 60 ans
Si aucune entreprise n’affiche clairement sa politique d’emploi des seniors, force est de constater, à la lecture de la pyramide des âges des salariés, que les plus de 60 ans se font rares dans les organigrammes. Selon une publication du syndicat FO du groupe Carrefour, les seniors seraient progressivement amenés à sortir des dispositifs de gestion des ressources humaines, par un « phénomène d’éviction » incitatif. Le premier syndicat de l’entreprise (42 % des suffrages) évalue à 12 % des effectifs la part des salariés âgés entre 55 et 60 ans et à 3,3 % celle des plus de 60 ans. Un constat qui est loin de se réduire à la grande distribution : selon l’Insee, la Dares et le Conseil d’orientation des retraites, 24 % des actifs âgés de 59 ans sont inactifs ou au chômage, 28 % de ceux âgés entre 60 et 61 ans. Autre problème soulevé par le syndicat, la formation des seniors est réduite à peau de chagrin et baisse nettement dès 55 ans. Selon la Dares, 48 % des salariés âgés de 50 à 54 ans en 2016 se sont formés cette année-là, contre seulement 40 % des 55-59 ans. L’accès à la formation se dégrade encore plus fortement pour les postes faiblement qualifiés, ouvriers et employés : il décroît dès 35 ans. De la même façon, les seniors sont moins nombreux à bénéficier d’une promotion : 21 % des 35-40 ans mais seulement 8,5 % des 50-55 ans. Pour revenir au cas particulier du groupe Carrefour (hors franchisés), le syndicat déplore que « rien n’est fait pour garder les seniors », si ce n’est l’inverse. Les successifs plans de sauvegarde de l’emploi, plans de départs volontaires et les ruptures conventionnelles collectives ont réduit les effectifs globaux de 125 000 à 91 000 salariés entre 2018 et 2022. « Les seniors sont très concernés par ces réductions d’effectifs. Personne ne les force à partir, tout se fait sur la base du volontariat. Mais entre l’absence de perspectives dans l’entreprise et un congé de fin de carrière très alléchant, le choix est vite fait. Trente mois avant la liquidation de ses droits, le salarié peut partir tout en étant rémunéré quasiment à 100 % et en cotisant pour sa retraite comme s’il était à plein temps », décrit Cyril Boulay, militant du syndicat. Un écart que le report de deux ans de l’âge légal de la retraite, ne ferait qu’augmenter.
Inquiétudes sur l’avenir du secteur
Une majorité des actifs interrogés (60 %) a le sentiment que les métiers de la grande distribution sont des métiers d’avenir, mais leur futur reste incertain. Si les personnes qui y travaillent actuellement (76 %) et celles qui envisagent y travailler un jour (79 %) semblent convaincues de l’avenir des métiers de la grande distribution, les plus jeunes générations, qui sont les plus amenées à pratiquer ces métiers à l’avenir, paraissent plus dubitatives (58 %). En outre, un peu moins de quatre actifs sur dix (39 %) recommanderaient ces métiers à leurs enfants.
Plus précisément, le métier d’hôte/esse de caisse semble en péril : deux actifs sur trois estiment que ce rôle-clef est voué à disparaître complètement au profit des caisses automatiques (67 %). Dans le détail, près de la moitié des actifs anticipent même une extinction de la profession dans les dix ans à venir (44 %). « La grande distribution pâtit d’une image peu flatteuse auprès des chercheurs d’emploi, probablement due à des salaires peu attractifs et des horaires parfois peu compatibles avec la vie personnelle. Pour autant, le secteur se modernise rapidement, regroupe une grande diversité de métiers, et certains grands acteurs sont en mesure de proposer à leurs salariés des perspectives de carrière à long terme, ce qui devrait attirer les candidats en quête de stabilité », précise Alexandre Judes, économiste chez Indeed France.
Index seniors: Un projet mort dans l’œuf
Le 31 janvier dernier, les députés de la commission des Affaires sociales avaient approuvé la création d’un “index seniors” dans les entreprises. Afin d’éviter de mettre davantage de seniors au chômage en attendant l’âge de la retraite, le gouvernement a proposé un dispositif pour inciter les entreprises à garder leurs salariés « seniors » et à en embaucher. L’index consistait à ce que toutes les entreprises concernées doivent rendre public leurs chiffres d’emploi des seniors. Une façon, selon la Première ministre Élisabeth Borne, « de valoriser les bonnes pratiques et de dénoncer les mauvaises ». Seules les entreprises de plus de 1 000 salariés étaient concernées dès 2023, avant que ce seuil ne soit abaissé à 300 salariés en 2024. Le projet est, en tout état de cause, mort dans l’œuf. Le 14 février, les députés ont rejeté l’article 2, permettant la création de l’index.