1883 Les vitrines du flamboyant Bonheur des Dames illuminent la place Gaillon, dans le 2e arrondissement de Paris. “Du monde les regardait, des femmes arrêtées s’écrasaient devant les glaces, toute une foule brutale de convoitise” écrit Émile Zola, comparant le grand magasin à une machine moderne et attirante. Un lieu de vente où les femmes se pâment devant les étoffes, où les bourses se délient et où les vendeurs jouent des coudes pour attraper les meilleurs clients. Image d’Épinal du commerce? Une chose est sûre, cette représentation du magasin comme un concentré d’âmes acheteuses contraste singulièrement avec les grandes surfaces, fonctionnelles mais froides, qui prévalent depuis la seconde partie du XXe?siècle. “À partir des années 60, le commerce a totalement changé de régime pour passer du stade artisanal au stade industriel”, rappelle Pascal Madry, président de Procos. Un gigantisme, une abondance qui, s’ils ont fait rêver des générations de l’après-guerre marquées par le rationnement, laissent désormais indifférents. “Nous sommes passés d’une consommation de besoin, où le volume primait sur l’envie, à une consommation plus qualitative”, explique Christian Dubois, partner chez Cushman & Wakefield. Les cathédrales de la consommation séduisent moins que les concepts de proximité. Pis, pour 77% des Français interrogés par Viavoice1, le commerce a bel et bien perdu son âme.Cœurs de villes en difficulté, locaux vacants, centres commerciaux vieillissants ou, à l’inverse, flambant neufs mais en mal de visiteurs – c’est le cas du Millénaire, à Aubervilliers –, le commerce physique traverse une crise identitaire. “La plupart des marchés sont dans une phase d’épuration, avec une diminution du nombre de leurs acteurs – c’est le cas de la culture, du textile ou de l’alimentaire – et des alliances à l’achat dans la grande distribution”, observe Yves Marin, senior manager chez Kurt Salmon. Dans ce contexte troublé, la question de l’âme du commerce n’a rien d’anodin. Elle est même au centre des préoccupations des acteurs du secteur. “On peut parler de chiffres, de taux d’efforts, de valeurs locatives mais la réalité, c’est que nos métiers, y compris celui de la commercialisation, ont totalement évolué. Les commerçants qui n’apportent pas un supplément d’âme ont perdu la partie”, concède Christian Dubois. Comment redonner vie à ces commerces, qu’ils soient situés en périphérie ou nichés dans le cœur des villes? En les rendant désirables, aux yeux des consommateurs.
La loi du marchéConséquence de la crise de 2008, l’appétit des Français, tout comme leur porte-monnaie, ont diminué. L’offre commerciale, en revanche, ne cesse d’augmenter. “En France, on crée plus de mètres carrés que ce que la consommation est capable d’absorber. Cette financiarisation du secteur engendre un décalage par rapport aux besoins réels des consommateurs. Cela contribue à affaiblir la valeur ajoutée du commerce”, soutient Pascal Madry. Tant que chaque centre commercial qui se créait profitait de sa propre zone de chalandise, tout allait bien. Mais la frénésie d’expansion géographique des acteurs du marché a tôt fait de mettre en concurrence les centres commerciaux entre eux. L’irrésistible ascension du e-commerce – les dépenses en ligne des Français atteignent 57 Mds€ en 2014, soit une progression de 11% par rapport à 2013, selon la Fevad – a achevé de saturer l’offre marchande, pénalisant les ventes des magasins physiques. “Quel que soit leur format, du petit magasin au centre commercial, il va falloir trouver des solutions pour regagner du volume et du trafic. Depuis 2008, le commerce connaît une double crise des volumes et de la valeur”, analyse Olivier Badot, docteur en économie industrielle et anthropologie, Professeur à l’ESCP Europe. En s’engouffrant dans la brèche de la guerre des prix, les distributeurs sont parvenus à récréer un peu de trafic mais cela s’est fait au détriment de la valeur. “C’est assez désespérant de voir à quel point la génétique de la grande distribution l’empêche de s’adapter à la nouvelle donne. Dès que la conjoncture se dégrade et que la concurrence s’intensifie, le premier réflexe pour ne pas perdre en rentabilité est de comprimer les coûts et de casser les prix”, déplore l’économiste Philippe Moati, cofondateur de l’ObSoCo. Mal leur en prend. La valeur restant le meilleur atout pour sortir du lot, sacrifier l’expérience et le service sur l’autel du prix relève du suicide.Et pour cause. Repu de biens de consommations, noyé sous le choix, le client moderne ne demande qu’à être surpris et sorti de sa torpeur routinière. Surtout lorsque les offres se suivent et se ressemblent. “Un consommateur qui fait son shopping peut choisir entre quatre lieux de vente: le centre commercial, le retail park, la boutique de centre-ville et Internet. Et si, sur chacun de ces canaux, il trouve toujours la même chose, il finit par se lasser”, résume Christian Dubois. Pressées d’investir d’autres territoires sur un marché de la distribution devenu mature, les grandes chaînes de magasins, tout particulièrement de prêt-à-porter, se sont multipliées dans les retail parks, les centres commerciaux et dans les villes. Cette uniformisation qui va de pair avec l’internationalisation de ces enseignes (à l’exception de la langue, rien ne distingue un Zara chinois, d’un Zara russe ou français) a rendu le shopping insipide. Or, gagner en attractivité implique d’enthousiasmer les foules. “Le consommateur a une vie tellement éclatée qu’il va minimiser les coûts de transaction à l’offre. Il ira au plus facile et pour le faire sortir de sa zone de confort, il faudra que ça en vaille le coup, qualitativement et quantitativement”, affirme Olivier Badot. En somme: lui en donner pour son argent. Le désir du client se cultive.
Affirmez-vous?!Que vous vous appeliez Aldi, Ikea ou Monoprix, le combat est le même: pour se démarquer des concurrents, rien de tel que d’exprimer sa personnalité. “La clé est d’avoir un positionnement marketing cohérent et que la promesse client soit incarnée de façon claire, note Yves Marin. L’important est de toujours être dans le “-est”: biggest, cheapest, largest, closest (etc.)”. Discount, luxueux ou généreux en références… Qu’importe le parti pris adopté par l’enseigne, c’est lui qui va donner la tessiture de sa voix commerciale. “Il y a autant d’âmes qu’il y a de commerces”, souligne Gérard Atlan, président du Conseil du Commerce de France. Nespresso a appliqué les codes du luxe à un produit de grande consommation: le café. H&M a révolutionné le marché