Les stratégies payantes et perdantes

La grande distribution en France reste dominée par deux modèles organisationnels différents: l’un, très décentralisé et donnant une large part d’autonomie aux magasins; c’est le modèle des indépendants, Leclerc, Intermarché, Système U. L’autre, fortement intégré, avec un assortiment, un pricing et une stratégie commerciale décidés en central, comme chez Carrefour, Auchan ou Casino. Jusqu’en milieu d’année dernière, les enseignes d’indépendants avaient pris l’habitude de gagner des parts de marché. Depuis 2008, Leclerc, Système U et Intermarché ont ainsi gagné 2,5 points de part de marché quand Carrefour, Casino et Auchan réunis en ont perdu 1,6. Soit plus de 4 points d’écart entre les deux modèles. Leclerc est certainement l’enseigne la plus dynamique. Le groupement a franchi, en 2011, la barre des 30?milliards d’euros de chiffre d’affaires, hors essence, en France. Soit une hausse de 5,5%, trois fois supérieure à celle du marché. L’ambition affichée de Michel-Édouard Leclerc est de devenir, d’ici 2015, le premier groupe de distribution en France, devant Carrefour. Leclerc bénéficie d’un plan à long terme qui n’est pas soumis à la pression des marchés financiers. Le revers de la médaille pour ce groupe très décentralisé reste cependant le problème du partage de la valeur ajoutée entre centrale et magasins, comme l’illustre parfaitement la question des sites marchands sur le non-alimentaire. Indépendants VS intégrésCette problématique résume bien le combat qui oppose Leclerc à Carrefour, le modèle des indépendants vs les intégrés. Un directeur de magasin, propriétaire, donc directement intéressé aux résultats de son entreprise, est certainement plus motivé et impliqué qu’un simple exécutant, pas toujours libre de prendre toutes les décisions. Cet avantage, à l’heure où la proximité avec le consommateur reprend de l’importance, se trouve encore renforcé: qui peut mieux piloter un assortiment et une politique de prix adaptés à une zone de chalandise que le directeur de magasin lui-même? Quand les intégrés définissent des concepts en central qu’ils dupliquent ensuite à l’identique, les indépendants donnent une large part d’autonomie à leurs magasins. Intégrés et indépendants sont des concepts qui n’évoquent pas grand-chose aux consommateurs, mais on constate que Leclerc et Système U se classent bien dans les enquêtes consommateur, que ce soit pour les produits locaux offerts en région ou la qualité de l’accueil en magasin. Reste à savoir d’où vient cette réussite. Ce n’est pas tant une question de forme juridique que de modèle organisationnel, voire de culture. Un Auchan, groupe intégré, a cette culture de confiance envers ses collaborateurs, motivés par l’actionnariat salarial. À l’inverse, Intermarché, en pleine transformation, se voulait très centralisateur. Hasard ou confirmation de cette nécessaire souplesse: Intermarché est l’indépendant progressant le moins depuis 2008, et Auchan l’intégré qui s’en sort le mieux, abandonnant seulement 0,1 point de part de marché.Stratégie de décentralisationSi l’on s’intéresse à la stratégie de Carrefour ces dernières années, on s’aperçoit que le groupe a oscillé entre deux extrêmes. Sous Lars Olofsson, il y avait une tendance de centralisation très forte, allant jusqu’à vouloir standardiser les assortiments non alimentaires au niveau international pour les 4 pays du “G4” (France, Belgique, Espagne et Italie). Cette stratégie avait pour objectif de réaliser d’importantes économies d’échelles et de massifier les achats. Elle s’est également traduite par la mise en place d’une structure centrale coûteuse et gourmande en main-d’œuvre, créant des doublons au niveau du groupe et des pays. L’ambition du groupe était alors de créer un modèle où une offre homogène serait déclinée de manière internationale en pariant sur le fait que les habitudes de consommation seraient identiques, dans les pays européens tout du moins. La stratégie s’est bien sûr heurtée à la résistance des pays, des régions et des directeurs de magasin. Outre un circuit de décision lent et fastidieux, une superposition des échelons et une déresponsabilisation progressive du terrain face à la centrale, cette stratégie n’a pas eu le succès escompté. Carrefour a perdu des parts de marché face à Leclerc notamment, et les assortiments et pricing locaux n’étaient pas toujours adaptés à la zone de chalandise. La maîtrise des espaces et des mètres linéaires de chaque magasin par la centrale était très approximative, créant par moments des contradictions entre l’assortiment imposé par la centrale et la capacité physique en magasin. Ce pari reposait finalement sur une autre hypothèse, celle où les systèmes d’information prennent le relai sur la décision humaine, avec des bases de données lourdes, coûteuses à entretenir et… très approximatives. Depuis l’arrivée de Georges Plassat il y a plus d’un an, on assiste à une inflexion stratégique chez Carrefour, qui s’applique à dupliquer les recettes qui ont fait le succès des indépendants. Donner plus de pouvoir au magasin, réduire fortement la structure groupe, et responsabiliser les directeurs de magasin sur leurs résultats à la manière des indépendants. Cette stratégie s’avère gagnante, puisqu’après des années de perte de parts de marché, Carrefour a réussi à inverser la tendance. Équilibre centrale-magasinLa grande question est donc de savoir où placer le curseur. La pression d’un actionnariat axé sur la rentabilité, comme chez Carrefour, pousse l’équipe dirigeante à ne considérer que le retour sur investissement, au risque de passer à côté des attentes du consommateur. L’exemple du drive est très éclairant: Carrefour, pas convaincu de la rentabilité du modèle, a tardé à se lancer dans le drive, avant de reconnaître que c’était une attente forte des consommateurs. L’enseigne a mis en place un plan ambitieux pour rattraper son retard. Cela illustre une des forces du modèle intégré: une capacité d’investissement et une capacité à dérouler un modèle très rapidement. Les indépendants doivent eux aussi trouver le juste équilibre entre une nécessaire centralisation et la liberté commerciale en magasin. Leurs modèles sont d’ailleurs en voie de convergence. Intermarché, longtemps centralisateur, s’ouvre à davantage d’autonomie. De leur côté, Système U et Leclerc s’attachent à trouver la bonne dose de centralisation. Système U achève son processus d’uniformisation des systèmes d’informations. Leclerc doit résoudre la question de la répartition de la valeur ajoutée entre la “centrale” et les magasins.

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